France 98 : le jour où je joue ma finale à Normale Sup

Matthieu Lebeau
12 min readNov 16, 2017

C’est la mi-juin. Il fait beau, presque chaud. Dans ma chambrette de Stalingrad, les fenêtres sont grandes ouvertes. Dehors, c’est Babel et Footix : à chaque but planté, ça beugle, ça gronde et ça chante dans toutes les langues. On croise la moitié du monde en maillot flashy en bas de chez soi. C’est déjà génial. Bientôt ce sera l’orgasme national. Bref, je vais bientôt passer les oraux de Normale Sup, mais je ne le sais pas encore.

Tout commence le jour du match en contreplaqué contre le Danemark, le 3e des Bleus, déjà qualifiés. Je ne vois pas la rencontre, parce que j’apprends juste avant que je suis admissible à l’ENS. D’où un trou mémoriel — qui engloutit aussi le 8e contre le Paraguay — entre la victoire sur l’Arabie saoudite et celle contre l’Italie. Je garde de la première un frisson d’insouciance, un avant-goût de vacances et de liberté devant l’écran géant du bassin de la Villette. C’est aussi mon premier match de foot sans commentaire, donc sans Thierry Roland. Je me souviens très bien de la passe décisive de Barthez à Henry sur le dernier pion. Pas vraiment de l’expulsion de Zidane. Emotions positives. L’été va être chouette et studieux, souffler un peu, bosser pour préparer ma seconde passe en khâgne, vivre à 19 ans une de ces épopées à la Platini dont mon père m’a biberonné. C’est le logiciel de juillet-août 1998 : je suis en plein dans une routine programmée de sportif pro. C’est ce qu’il faut en prépa.

Et puis, ça fait quand même douze ans que l’équipe de France n’a pas joué un match de Coupe du monde : comment imaginer que moi, je sortirais des poules à ma première participation ?

I do not support Mexico

Pas d’Internet à l’époque, on consulte les résultats sur minitel. Pour rendre la chose plus solennelle qu’une boîte en plastique à écran monochrome, je décide avec quelques camarades d’aller en prendre connaissance sur les murs de l’école, à Fontenay-aux-Roses. Je les retrouve près du Père Lachaise. Mon sac est lourd, je suis allé acheter des bouquins pour le concours de l’année suivante. Je sors du métro. Un Mexicain bourré tente une fraternisation avec un Ecossais pas très fraternel. Le premier voudrait échanger son maillot aztèque horrible contre le jersey marine très classe du second. Flegmatique, l’Ecossais décline en souriant — j’aurais refusé aussi à sa place. « Because I do not support Mexico » articule-t-il lentement en roulant les « r ». Le Mexicain est bouleversé. Tant pis, sans le soutien de l’homme en kilt, son équipe n’a aucune chance. Elle ira perdre en 8e contre l’Allemagne.

Mes potes m’attendent près du conservatoire du 20e : ils doivent être en avance, car je ne suis jamais en retard. Ils tirent la gueule bizarre des gens qui savent quelque chose d’important et qu’ils n’attendaient pas, mais qui ne les concerne pas du tout.

« Hey Matthieu. Tu es admissible ».

Merde. Moi ? Non. Pas possible : je serai admissible l’année prochaine, pas maintenant. Ce n’est pas prévu comme ça.

« Si si, tu es admissible. Jean-Christophe est déjà à Fontenay, il a vu l’affichage. Et la mère de Caroline, elle a vérifié sur le minitel. »

Jean-Christophe. Caroline. Sa mère. OK. Pas OK.

« Non, mais vous êtes sûrs ? »

Ils sont tous sûrs. Mais moi, je ne suis tellement pas sûr que je pars vérifier. La mère de Caroline, je ne la connais pas. Et sa fille non plus d’ailleurs, j’ai du lui adresser quatre fois la parole dans l’année. Deux camarades m’accompagnent. L’un est sous-admissible. L’autre parle trop, je crois qu’elle est devenue journaliste aujourd’hui. Elle veut savoir si à mon avis j’ai cartonné en lettres ou en philo. Ou peut-être en géo ? Souvent, c’est une bonne note en géographie qui fait les admissibles. Je n’en sais rien. En philo peut-être oui. Ou en lettres, avec ce sujet dont l’intitulé de 6 lignes m’échappe aujourd’hui, mais que j’ai connu par cœur pendant des années. C’était un passage de Hegel, à confronter aux 3 romans du programme : Manon Lescaut, La duchesse de Langeais et Le ravissement de Lol V. Stein. La dissert de lettres, oui, j’ai du assurer. “C’est sûr, c’est ça, opine-t-elle. C’est certain.”

La gare de Fontenay-aux-Roses est terrible. L’escalier vertigineux que cache la sortie mène à une côte raide qu’il faut également escalader pour atteindre l’Ecole Normale Supérieure. Expérience initiatique vers le Machu Pichu de la sagesse ? Essoufflement et surprise : l’expérience au sommet est plus décevante. Les murs de l’établissement n’ont pas le même prestige que son nom. On dirait un collège de banlieue. Même le lycée où j’ai passé mon bac à Fontainebleau a plus de gueule. D’ailleurs, depuis que l’école a déménagé à Lyon, les bâtiments servent de crèche. La réalité est têtue.

C’est peu de dire que je ne suis vraiment pas impressionné. Tant mieux, parce que je suis vraiment admissible. C’est affiché. Mon nom, mon prénom, ma date de naissance, mon lycée. Bon. Sur le coup, je suis content. Mais pas tant que ça ; il faudra quelques semaines pour que s’installe une vibration de grande fierté qui parcourt encore parfois ma carcasse de fils d’instit, élevé dans le mythe de l’Education nationale, du mérite et de la réussite par le savoir.

Joie honteuse du game over

Mes deux accompagnateurs vérifient aussi leurs résultats. Pour eux les épreuves sont finies. Ils se projettent déjà sur leur vie d’après. C’est sûr, ils vont pouvoir suivre méticuleusement la Coupe du monde. Sur le moment, j’ai l’impression qu’ils sont plus heureux que moi. Le soulagement de la douche après un revers attendu ? La joie déresponsabilisante et honteuse du game over ? Sur le visage du sous-admissible, je lis aussi un autre sentiment classique dans les foires à concours. Plus complexe et insidieux que la jalousie ou l’envie : la suspicion de fausse modestie. Celle qui consiste à répondre à la question sortie d’épreuve « Ca s’est bien passé ? » par un « Oui, enfin je sais pas trop », alors qu’on sait qu’on a géré.

Je prends un café avec mes comparses. Je ne sais pas ce qui me prend, je n’en bois jamais à l’époque. Ils m’assurent qu’ils m’aideront dans la préparation des oraux, car j’ai encore au moins deux semaines devant moi pour bachoter. En fait, je ne les reverrai pas avant la rentrée suivante. La future journaliste me transmet quelques photocopies de fiches de lecture par la poste. Point. C’est ma faute : à l’époque, je suis convaincu que le travail en équipe est une blague. Que l’essentiel, c’est l’intelligence et la culture individuelles. Bref, qu’on va toujours plus vite et plus loin seul, comme ces grands esprits que j’étudie alors et qui ont à peu près tous pratiqué un sport hautement individuel. Blasphème absolu dans l’entreprise de 2017, dont je suis revenu. Ou pas.

A 4 marches du titre

J’ai 4 épreuves à préparer, deux de philosophie, une de littérature et une dernière de culture générale. Je suis à 4 marches du titre, comme la France qui joue le Paraguay en 8e. J’ai aussi un coach, un Aimé Jacquet : mon professeur de philosophie, un homme admirable à la grande moustache bienveillante qui vit à quelques rues de ma piaule d’étudiant et avec lequel je passe une colle chaque jour. J’entre avec lui dans un tunnel : nous révisons le Ménon, Les Passions de l’âme, Le Soulier de Satin, Polyeucte de Corneille, et évidemment aussi les 3 notions du programme, l’histoire, la norme, le monde. Monumental et magnifique comme un programme de concours. Ou comme le but en or de Laurent Blanc.

Si j’ai oublié tout ce que j’ai appris à cette époque, l’immense pièce de Claudel éveille encore pour moi aujourd’hui la stupeur subjuguée de l’étudiant de 19 ans confronté à un objet littéraire démesuré et fou. Rien ne m’avait préparé à la beauté ciselée et fragile de cette écriture, au souffle mystique des versets, aux inattendues saillies tragi-comiques, à la complexité dramatique d’une pièce qui lorsqu’elle est jouée demande 12 heures de représentation. L’univers chrétien de Claudel n’est pas le mien, j’y entre comme un barbare moqueur. J’en ressors stupéfait et coit. Etiam peccata. C’est une de mes rencontres, rares et monstrueuses, avec la littérature.

Hegel et Di Biaggio

Aucun souvenir du match contre le Paraguay : je suis ailleurs, la tête au fond du seau des révisions. En revanche, pour le quart contre l’Italie, ma mémoire est plus fertile. Je passe une épreuve le matin, la première leçon de philo (« L’histoire a-t-elle un sens ? »). Le match a lieu l’après-midi. Je suis avachi chez mon frère sur son futon. Je viens de rendre ma chambre d’étudiant ; je ne pensais pas en avoir besoin durant l’été et c’est lui qui m’héberge durant les oraux. Je crois bien qu’on s’est endormi tous les deux pendant la prolongation. Moi par fatigue. Lui par désintérêt complet pour le foot. D’ailleurs, c’est ce qui rend ce souvenir douteux vingt ans après : je n’en garde aucun autre de mon frangin devant un match. Une occurrence unique dans un corpus, un hapax comme disent les philologues. Et un hapax est toujours suspect : ajout tardif ? interpolation ?

Je me réveille juste après que l’Italien rate son péno. On est rue du Maine. Ca crie de partout, ça klaxonne. Je suis un peu vaseux. C’est ma leçon du matin sur le sens de l’histoire qui remonte ; ce n’est pas un sujet très difficile, surtout quand on a étudié la notion 4 heures par semaine pendant un an. Mais j’ai un arrière-goût bizarre en bouche, la saveur métallique et allemande d’un Hegel mal convoqué, mal expliqué et vraiment caricaturé. Je suis mauvais en philosophie d’outre-Rhin, exception faite de Leibniz et de Marx. A chaque fois que je m’aventure chez Hegel ou chez Kant, je m’embourbe. Je le sais et pourtant j’y retourne.

Je me réveille doucement donc et la France est déjà en demie. « Bah, les épreuves orales, tu ne sais jamais vraiment, balance mon frère. Tant que tu n’as pas tes notes, reste concentré sur les autres épreuves ». En fait, je sais déjà ; je ne me suis pas complètement planté. Mais je n’ai pas joué sur mes forces. J’ai un peu loosé. Pas complètement Di Biaggio, mais presque.

« Dans la plaine rase, sous la nuit sans étoiles, d’une obscurité et d’une épaisseur d’encre, un homme suivait seul la grande route de Marchiennes à Montsou »

Sauter dans la merde à pieds joints

Les deux épreuves suivantes s’enchaînent. Dès le lendemain, j’enquille la culture générale et la littérature. Culture gé. J’hésite 5 minutes — sur une heure de préparation, c’est déjà trop — entre « La route » et « Qu’est-ce qu’un classique ? ». Je me dis que le second est un gros sujet de merde. C’est absolument certain dès 1998, et je le revalide formellement vingt ans plus tard. Fuis Matthieu, fuis ! Mais non, au contraire, je fonce dedans, je saute délibérément et à pieds joints dans cet océan merdeux. Autour de la route, il y avait plein de trucs à faire, plein de références à jouer que je maîtrise beaucoup mieux que la vieille rengaine autour de la définition d’un classique. Par exemple l’incipit magistral de Germinal qui me fait frissonner rien qu’en le couchant ici, « Dans la plaine rase, sous la nuit sans étoiles, d’une obscurité et d’une épaisseur d’encre, un homme suivait seul la grande route de Marchiennes à Montsou… », le sentier des contes de fée, les road movies, Kerouac…
Pas d’arrière-goût a posteriori cette fois. Ma leçon est mauvaise. Je le sais. Le jury le sait dès la 3e minute de mon exposé. Je me fais retourner sur une question concernant Rimbaud que je convoque sans rime, ni raison. Je surnage comme je peux dans le marécage. C’est la mi-temps des oraux. Je suis la France à la 46e minute de sa demie contre la Croatie. Mené 1 à 0. Un peu largué. J’ai encore une mi-temps pour me relancer et 2 oraux pour faire mon Thuram. Il est d’Avon, je suis né à Fontainebleau : les Seine-et-Marnais comprendront.

Pas le temps de cogiter. L’oral de littérature a lieu trois heures plus tard. Je tombe sur un passage du Soulier de satin. J’adore, je suis chez moi. Je glose sur le souffle du texte et le verset claudélien. Je parle de sacrifice, de théâtre élisabéthain, d’une mer de sang. Ca part dans tous les sens. Mais c’est du Claudel, c’est comme ça. Le jury sourit. Moi aussi. Bon. J’ai égalisé ?

Le soir, on commande une pizza avec mon frère et on loue la VHS d’une horrible série B d’horreur, Darkly Noon. On est très loin de Claudel, mais je me souviens bien du nanard. Ca se passe dans les bois. Il y a un fou, un Viggo Mortensen qui n’a pas encore tourné le Seigneur des Anneaux et sa femme nymphomane. Les jours filent. La France bat la Croatie. Je devrai jouer ma finale avant celle des Bleus.

Un 0–0 gris mais solide sur le Ménon

Explication de texte philosophique. Ménon 80d1–86d2. Le « petit esclave » redécouvre, sous la baguette de Socrate, le théorème de Pythagore. Texte canonique qu’on étudie même en terminale. Les fausses certitudes dont il faut sortir pour envisager seulement d’appréhender le vrai. Désapprendre pour apprendre, la « torpeur » qui accompagne cette prise de conscience. Mais comment apprendre si on ne connaît pas ce qu’on va apprendre ? Et comment apprendre si on connaît déjà ce qu’on veut apprendre ? Les Idées. Bref, Platon. Le Platon des anthologies. J’aime le vieux barbu grec encore plus que Claudel. J’aime sa philosophie optimiste, exigeante, belle et terriblement simple. J’aime l’exercice implacable du dialogue ; encore aujourd’hui, il peut m’arriver de lire avec plaisir quelques passages des œuvres les moins techniques. Je fais une leçon correcte, je décortique bien le texte ; je connais assez de grec pour remonter au texte original sur les notions-clés. Le jury ne sourit pas. Moi non plus. Il n’y a pas de quoi se fendre la poire sur un texte essoré par 2 500 ans d’exégèse savante et de commentaire scolaire. Dur de faire la différence sur un passage souvent proposé au rattrapage du bac. C’est un 0–0 solide et gris. Est-ce que ça suffira ?

Je sors de la salle. Le lacet de ma Doc Martens bleue traîne sur le parquet. Je le refais, accroupi dans la salle où patientent les autres candidats. Je me sens complètement vide. Je rentre chez mes parents. On doit être le 8 juillet. Ce lacet défait est indéniablement mon dernier souvenir avant le 10.

Car les deux jours qui suivent s’effilochent dans un drôle de brouillard. Je suis chez mes parents. Je dois glander un peu. Je suis sans doute allé courir sur mon parcours fétiche, une boucle qui descend jusqu’à la Seine, en traversant un hameau à moitié abandonné et des champs de maïs où j’aime me remplir les poumons d’éternité. Remplir. Vider. Le temps-accordéon est entièrement resserré durant ces deux journées. Elles sont vides, sans air et sans substance. Sans espace pour que quelque chose arrive, sans support pour imprimer ma mémoire. Je suis entièrement l’attente. En pente douce, sans tension, ni urgence. Je ne me souviens de rien.

Et tout rentre dans l’ordre

Arrive le jour des résultats. Retour à l’école où ils sont proclamés. Un ami d’enfance m’accompagne. Ce copain de collège est persuadé que j’ai réussi. L’annonce a lieu dans la salle d’honneur : les boiseries en jettent plus que le reste des bâtiments, mais le lieu reste exigu. C’est bondé de jeunes gens, souvent affublés de leurs parents et d’une veste, parfois même d’une cravate. Les annonces défilent série par série. La mienne « Sciences humaines » est la dernière. J’ai le temps d’entendre le nom de tous les bienheureux élus ; il y a quelques cris dans la salle, certains pleurent de joie ou de dépit. Un grand brun tout sec tombe dans les bras de sa mère. Il sanglote de façon illisible, sans qu’on puisse dire s’il est reçu ou pas. Mon pote ouvre de grands yeux. « On est au ciné là ? » Il n’a pas passé ce concours de fous, pourvu de 35 places pour 700 candidats. Est-ce que j’aurais chialé sur son épaule si j’avais réussi ? Peut-être, ça nous aurait fait un beau souvenir de plus. En tout cas, je n’ai pas pleuré après que le 35e et dernier nom ait été égrené.

Je suis juste sonné. La déception m’assommera plus tard. Mon pote est terriblement emmerdé. Il essaie de me parler, je ne sais pas quoi lui dire, mais ça me fait plaisir qu’il soit là. Je me refais le film des oraux et dans le même temps je ressens à mon tour le soulagement du game over annoncé. Tout est rentré dans l’ordre : il n’était pas prévu que j’intègre en 1998, mais en 1999. J’ai un an devant moi. Mais je n’intègrerai pas non plus en 1999.

Entre-temps, les Bleus ont la bonne idée de ne pas suivre mon exemple. Ils sont champions du monde deux jours plus tard. Drôle de week-end cotonneux. Drôle de match que je regarde avec mon père qui se veut supporter du Brésil, alors qu’il est surtout un nostalgique invétéré des épopées platinesques de 1982 et 1986. Si une équipe de France doit être championne du monde, ça ne peut être que celle-là. Sûrement pas la bande de Deschamps et Zidane. L’histoire-accordéon de mon père s’est arrêtée à Séville. Le Stade de France ne change rien : les soufflets restent bloqués.

Ceux qui gagnent ont forcément raison, grogne-t-il en éteignant la télé après le 3e but des Bleus. Mais quand tu te plantes, tu t’en souviens longtemps. Et ça devient beau parfois.” C’est vrai papa.

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Matthieu Lebeau

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