Gdansk, Gdynia, Sopot : les trois visages de la Tricité

Matthieu Lebeau
22 min readOct 7, 2014

A l’heure de la Création, Dieu s’est sans doute dit qu’il allait faire une bonne blague aux Polonais. Il a donc placé leurs montagnes, où se construiront les stations de ski dont la fameuse Zakopane, à l’extrême-sud du pays, et tout au nord il a creusé la mer Baltique. Un peu comme si les plus belles plages françaises se trouvaient à Lille et le Mont-Blanc dans la banlieue de Montpellier.
Je me devais d’enquêter sur ce canular divin, et compte-tenu de la saison, je me suis rendu quelques jours dans le Grand Nord polonais, c’est-à-dire dans la triple capitale de la Poméranie : la vieille cité allemande et les chantiers navals de Gdansk, les plages chic de Sopot et la ville nouvelle de Gdynia.

Quand on arrive à Gdansk, on atterrit à l’aéroport Lech Walesa. L’ancien leader du syndicat Solidanorsc est la star locale. Évidemment, il se débrouille aussi très bien à l’échelle nationale ; si on se réfère au nombre de places, de rues et de rond-points qui portent son nom, l’ex-président moustachu se classe facilement dans le top 3 des personnalités les plus consensuelles du pays avec Jean-Paul II et Nicolas Copernic. Les éternels outsiders restent Frédéric Chopin et Marie Curie : mais comme ils sont tous deux à moitié francisés et que la seconde a en plus la mauvaise idée d’être une femme, ils arrivent toujours un peu derrière. Fatalement.

Il arrive à des gens très bien d’ignorer royalement où se trouve Gdansk.
Et aussi de ne pas savoir qu’il y a la mer en Pologne.

C’est fait, c’est dit, l’ambiance est posée : la Pologne est un pays catholique, voire carrément bigot, largement marqué par ses déboires récents avec les communistes et les nazis, et très fier de son histoire plus ancienne, souvent très obscure d’ailleurs pour les Occidentaux. Ah, avec tous les grands hommes que la nation polonaise a donné à l’humanité, si le pays n’avait pas été coincé entre l’Allemagne et la Russie, il serait sans doute devenu le centre du monde ! Conseil d’ami : ne vous engagez jamais dans une conversation sur le sujet avec un Polonais de l’ancienne génération. C’est le genre de discussion qui dure toute la nuit et trois bouteilles de vodka, qui vous emmènera d’Auschwitz à Smolensk en passant par Katyn et dont vous sortirez au mieux avec une gueule de bois mémorable et le sentiment d’avoir été laminé par une armée de panzers qui se serait entraînée à l’art du créneau en marche arrière juste au milieu de votre front. On en reparlera plus tard.

Pour le moment, je viens de récupérer mes valises, je saute dans un taxi, direction Sopot et ses plages.

Acte I : bains de foule solitaires à Sopot

Ah vous allez à Sopot ! Plages super et Rihanna ; super, super !” Le chauffeur de taxi — petite quarantaine, cheveux courts, ventre rond, et bien sûr un chapelet suspendu au rétroviseur est aussi enthousiaste que son anglais est hésitant. Sopot, c’est “super”. Et Rihanna dans tout ça ? Elle est d’origine polonaise ? Le chauffeur ne comprend pas la blague, heureusement ma traductrice personnelle et charmante compagne obtient des explications en polonais. L’année dernière, la star américaine a passé une après-midi sur la plage de Sopot, a visiblement déclenché une petite émeute et s’en est ensuite largement plaint sur les réseaux sociaux. Il faut quand même dire que ce chauffeur de taxi n’est pas le premier à me vanter les mérites de la petite station balnéaire coincée entre Gdynia et Gdansk et qui semble mettre tout le monde d’accord, Français comme Polonais. Fait assez rare pour être noté tout de même. Voici dans le désordre les différents arguments que l’on a donnés :

1. Sopot, c’est le Saint-Tropez polonais, c’est super branché. Toute la jet set va là-bas l’été, il y a une super ambiance.
2. Il y a de la musique sur la plage (sic).
3. La plage est magnifique, et la jetée est la plus grande d’Europe.
4. Il y a même un tournoi de tennis à Sopot (resic)

Malheureusement, je ne pourrai pas vérifier le point 4, car j’ai 7 ans de retard. Le tournoi n’existe plus depuis 2007. J’ai quand même du pain sur la planche, car il me reste les trois autres. Une petite nuit de repos, puis je chausse mes tongs pour aller contrôler ce qui se passe sur la plage, car c’est là que toutes vacances dignes de ce nom se doivent de commencer. Le réceptionniste de l’hôtel nous le confie avec un grand sourire : il va y avoir du monde sur le sable car la météo a annoncé la plus belle journée de la saison.

Le bougre ne mentait pas. La météo non plus d’ailleurs.

3 août 2014, 13 h 07

On est dimanche, il fait 34 degrés, le soleil tape dur.
A Sopot, musées et bibliothèques municipales sont vides.

Bon. C’est effectivement toute la population sopotienne et peut-être même celle de toute la Pologne qui s’est donné rendez-vous à la plage.

Ça crie, ça bouge, ça occupe chaque centimètre carré avec ces drôles de tentes et ces paravents retenus par cinq ou six piquets, qui ne servent pas à parquer des chèvres, mais à se protéger des bourrasques de la Baltique qu’on dit parfois violentes. Aujourd’hui, il faut bien le dire l’anémomètre est très calme. A vingt mètres sur ma droite, une grand-mère tassée et dodue, maillot de bain noir et casquette blanche sur une chevelure à la couleur fatiguée s’occupe de ses deux petits enfants entourés d’une armée de jouets en plastique. Les deux petits crient, courent, sautent dans l’eau. La grand-mère les suit, ramasse leurs pelles et leur seaux, les couvre de crème solaire. Les parents ? Ils discutent avec une amie. La mère est blonde, mince, les traits fins. Dommage qu’elle ait choisi de se faire tatouer une tête de tigre sur l’épaule. Le père, cheveu ras et yeux clairs, doit avoir un ou deux ans de moins que moi, et pèse vingt kilos de plus. C’est ça, la Pologne. On y mange bien, c’est-à-dire beaucoup, quand on est un homme.

Pour trouver un peu d’espace vital comme on disait de l’autre côté de l’Oder il y a quelques dizaines d’années, il faut s’éloigner de l’axe stratégique formé par la grande jetée et la rue Monte Cassino. Le sable est fin, blanc, doux comme de la farine, ça aussi on me l’avait dit et je n’y avais pas vraiment cru, convaincu que le sable le plus confortable du monde est français ou à la rigueur thaïlandais. Le doute s’installe, j’ai bien envie de m’écrouler tout de suite pour vérifier, mais je patiente courageusement. Nous slalomons entre les serviettes, les parasols et les glacières pour gagner la partie nord de la plage, à la limite de Gdynia. Là-bas, il y a moins de monde et surtout quelques arbres et bosquets y offrent un peu de fraîcheur. J’ai depuis longtemps passé l’âge de l’insouciance et des coups de soleil.

Une petite sieste à l’ombre des panzers et du blitzkrieg

C’est finalement à l’ombre de quelques hautes herbes que je déplie enfin ma serviette. Derrière moi, un jeune couple vautré dans le sable, à côté de VTT qui apparaissent ultramodernes à mon œil de néophyte (ce détail a son importance, car la Tricité est une métropole non pas pensée pour les tricycles, mais bien pour les vélos), sirote tranquillement de grandes canettes glacées de Lech. Ah la Pologne, terre bénie où la bière se consomme à toute heure et en toute circonstance. J’en tire une de mon sac à dos, elle est malheureusement un peu tiède, mais la première gorgée en terre slave me procure toujours le même plaisir. Je retire mon T-shirt, je ferme les yeux, je prends une profonde respiration, je remplis mes poumons de vacances et je m’allonge enfin sur le sable. Mes pieds ne m’ont pas trompé : il est d’une douceur exceptionnelle.

Quelques secondes d’absolu bien-être. Puis je rouvre les yeux et un étrange sentiment de déjà vu m’envahit. C’est très simple : la plage de Sopot, c’est (presque) celle de mon enfance, quand je passais l’été avec mes parents en Camargue ou sur la Côte d’Azur : le même genre de plage plate, sans dune, à l’ambiance familiale et décontractée, avec quelques arbres en lisière. Et une mer sage, sans vague et sans courant, dans laquelle on ne barbote que sur quelques mètres, sans chercher vraiment à nager. Je ne dis pas que c’est une photocopie des plages du sud de la France, ce qui est certainement faux. Je dis que la plage de Sopot correspond exactement au souvenir, simplifié, idéalisé et très naïf que je garde de mes vacances d’enfant. Et qu’elle offre quelque chose que malheureusement les plages françaises ont perdu : à Sopot, il n’y a pas de route directement derrière votre serviette, pas de bruits de bagnoles et d’odeur de gaz d’échappements sur le sable, juste un petit bois côtier et une piste cyclable. D’où l’importance des VTT tout à l’heure. CQFD.

Il y a aussi, à moins de 400 mètres derrière ma tête négligemment posée dans le sable, au bord d’un sentier forestier où passent des cyclistes paresseux un drôle de cercle de pierre et une balise de pastique beige. Souvenir discret et anonyme de l’ancien poste frontière entre la ville-libre de Dantzig et la Pologne. Ce sous-bois en bord de mer a un arrière-goût de Seconde Guerre mondiale. J’ai fait la sieste à l’ombre des panzers et du blitzkrieg.

Le point commun entre la plage de Sopot et une ville-étape du Tour de France ?
Comptez un peu les vélos soigneusement calés sur leur béquille.

Donc tu bois de la bière sur la plage à Sopot en rêvassant à la Deuxième Guerre mondiale. Super. Et les jet-setters (et Rihanna), ils sont où alors ? Premier constat : je n’en ai pas croisé beaucoup sur la plage. Il y a bien ça et là, quelques clubs de plage avec piscine pour éviter l’eau de mer, parasol pour éviter le soleil (oubliez d’ailleurs le mot parasol quand vous passez l’été au bord de la Baltique : en polonais, cela veut curieusement dire « parapluie ») et transat pour éviter le sable. Mais ces établissements ne sont heureusement pas très nombreux - on est bien loin de la côte adriatique italienne - et ils sont à peu près déserts. Finalement les Polonais sont des gens raisonnables. Ils sont comme moi : ils aiment poser leur serviette sur le sable et rester entre soi.

Si les monades de Leibniz cherchaient un endroit où passer leurs vacances d’été, je leur conseillerais vivement les plages de Sopot.

Sur la plage, le Polonais garde ses distances, il ne socialise pas. Et votre voisin de plage n’engagera même pas la conversation pour savoir d’où vous venez,ni même vous demander l’heure. La pratique de la plage est ici un exercice solitaire. Moi qui aime qu’on me foute la paix, je suis servi. Ici, on consomme les vacances dans son coin. Si les monades de Leibniz cherchaient un endroit où passer leurs vacances d’été, je leur conseillerais vivement les plages de Sopot.

C’est d’ailleurs presque criminel qu’avec autant de sable et de soleil, il y ait si peu de drague ici. Sans doute parce que les Polonais savent qu’ils se rattraperont plus tard dans la soirée et dans la nuit du côté de la rue Bohaterów Monte Cassino, interminable intitulé que les locaux abrègent affectueusement en Monciak. Pourquoi me direz-vous la principale rue de la soif de Sopot porte-t-elle le nom d’une ville italienne ? Et plus étrangement encore, pourquoi s’appelle-t-elle la rue des “héros de Monte Cassino” ? Même si vous êtes parfaitement nul en histoire, vous devez supposer que les héros en question sont polonais. Et souvent les héros sont des militaires. Et comme en Pologne, un nom de rue sur trois (et à peu près tout d’ailleurs si on est vraiment honnête) a au moins un vague rapport avec la Seconde Guerre mondiale… Bingo. Les héros sont les troupes polonaises qui ont enfoncé les lignes allemandes en Italie, en 1944. Décidément… Donc, notre rue Monciak est une sorte de mini Las Vegas un peu cheap qui sent la vodka pomme et le champagne bulgare dès 16h. Mais aussi les “glaces à l’américaine”, les gaufres, le poisson pané et la bière. Une sorte de joyeux melting pot festif où se croisent des familles, quelques Allemands en goguette et beaucoup de jeunes Varsoviens en quête de biture. J’ai humé l’ambiance du lieu, franchement très sympathique et beaucoup plus décontractée que ce que sa réputation ne le laissait présager. C’est du chic à la bonne franquette et la seule piste vaguement jet-setistique que j’ai flairée en 48 heures provenait de ces quinquagénaires liftées et refaites qui errent sur Monciak en longue robe de treillis blanc, au bras de leurs maris affublés de veste bleu ciel à carreaux, nu-pied dans leurs mocassins. Le soleil, le sable et la mer attirent les nouveaux riches : c’est une règle immuable partout dans le monde ; mais au moins à Sopot cette faune n’a pas pourri l’ambiance locale. Ouf !

C’est donc l’esprit serein que je me résous à quitter Sopot, certes un peu déçu d’avoir manqué Rihanna, mais en m’étant tout de même recueilli quelques instants devant la maison natale de Klaus Kinski et avec quelques coups de soleil à soigner. Ça tombe bien, la seconde étape de mon voyage m’amène à Gdansk, ville de culture et d’histoire, riche de nombreux musées et églises dont la fraîcheur me fait déjà rêver...

Acte II : Gdansk, bipolaire et magnifique

Il faut arriver à Gdansk à l’heure où le soleil se couche, quand la lumière joue avec les flèches dorées des églises et que se découpe en contre-jour la silhouette des tours de la cathédrale, de l’horloge de la gare et des immenses grues des chantiers navals. Car plusieurs villes cohabitent à Gdansk : il y a d’abord l’ancienne cité allemande, qu’on connaît mieux sous le nom de Dantzig, port prospère de la Hanse, enrichi par le commerce de l’ambre, ville magnifique qui a vu naître Arthur Schopenhauer ; il y a aussi la ville besogneuse, industrielle, celle de Lech Walesa et de Solidarité, où est encore planté ce qui reste des gigantesques chantiers navals et des barres d’immeubles staliniennes où logeaient leurs ouvriers et où a commencé la fin de l’URSS. Il fallait le communisme pour réunir ces deux villes : il en est né une sorte de monstre magnifique et étonnant.

Imaginez qu’une main toute-puissante ait déplacé quelques-unes des plus jolies rues de Prague pour les installer au bord de la mer Baltique, autour des bras du delta de la Vistule qui pénètrent profondément la ville et en dessinent les quartiers. Les façades pastel et multicolores, les dômes en zinc verdi, les flèches dorées, tout cela rappelle la Bohême et l’héritage germanique commun. Même dans ces ruelles étroites qui courent autour de l’immense et inquiétante cathédrale de briques rouges et qui sont peuplées de bâtisses malingres et étroites, précédées d’escaliers de pierre sculptée, et qui n’ont rien de très pragois dans l’architecture, souffle un vent de magie qui n’est pas sans rappeler la ruelle des alchimistes du Hradschin. Ça évidemment, c’est la vieille ville allemande, dont j’ai adoré l’ambiance. Et d’ailleurs, je ne suis pas le seul, parce que même si je n’imaginais pas que ce soit possible, il y a plus de monde encore dans les rues de Gdansk que sur les plages de Sopot. Effrayant.

La foule se presse pour profiter de la mitteleuropa des livres, le peu qu’il reste de cet ancien cœur de l’Europe où se bousculaient marchands, savants, artistes et penseurs ; Slaves, Allemands, Juifs, Baltes et autres minorités. Évidemment deux guerres mondiales sont passées par là et à Gdansk, comme partout ailleurs en Europe centrale, on ne trouve plus que des traces magnifiques de cet héritage multiculturel.

Johannes Hevelius : presque aussi connu que son devancier Copernic en Pologne. Foutrement inconnu ailleurs dans le monde.
Né et mort à Gdansk, enfin à Dantzig.

En parlant de minorité, il en reste quand même une du côté de Gdansk. Il s’agit des Cachoubes. Ce n’est pas une blague, ils s’appellent vraiment comme ça. Les Cachoubes. Ce sont un peu les Bretons du coin, une minorité (s’il y a un truc qu’on sa(va)it vraiment bien fabriquer en Europe de l’Est, à part la vodka, ce sont bien les minorités) qui parlent une langue slave différente du polonais. D’ailleurs, même certains panneaux routiers sont bilingues, alors qu’on trouve sans doute plus de Cachoubes dans les maisons de retraite qu’au volant d’un monospace.

Cachoubera bien qui cachoubera le dernier

Pour ne rien vous cacher, je n’en ai pas croisé un seul de Cachoube et j’ai bien cherché à trouver quelque chose de cachoube à Gdansk, je ne sais pas un monument, un musée, simplement un livre dans une librairie. Rien. Même pas un resto cachoube. Du coup, je me suis rabattu sur un restaurant qui servait entre autres chachliks russes et aubergines à l’arménienne de délicieux plats lituaniens… il fallait bien prendre des forces avant d’aller visiter les chantiers navals. Enfin plus précisément ce drôle de quartier pas si éloigné du centre-ville - il suffit d’une quinzaine de minutes pour s’y rendre à pied - et pas très bien défini, qui mélange friche industrielle boueuse, immense tour-croix-phare-monument à la mémoire des dockers grévistes abattus par la police communiste en 1970 (c’est-à-dire presque 10 ans avant Solidarité), quelques reliques de l’époque Solidarité bien sûr, et les grandes grues des chantiers navals, qui tournent encore et dont sortent toujours des bateaux. Des vrais. Sans oublier quelques entrepôts transformés en lieux culturels, halls d’exposition et de concert, comme dans à peu près toutes les anciennes zones industrielles en déshérence.

On ressent sur ces quais et dans ces allées la même atmosphère désuète qui émane souvent des vestiges du communisme. Cette drôle de tristesse grise qui suinte des grands axes de Berlin-Est, des horribles faubourgs de Budapest ou du cœur des improbables petites villes industrielles modèles comme Ostrava en République tchèque. Tous ces quartiers, ces bâtiments qui se sont retrouvés propulsés dans le passé en seulement quelques mois étaient sans doute déjà sinistres avant 1989 ; mais la chute du Mur a déchiré le mensonge qui les enrobait pour révéler ce que finalement ils ont toujours été : des lieux inutiles, cruels, absurdes et moches. Sur les chantiers navals de Gdansk, c’est un peu la même chose. Prévoyez des anti-dépresseurs si vous programmez une visite de plus de deux heures. Le lieu est passionnant, mais glauque et à peu près désert : deux joggers longent les entrepôts jusqu’à l’immense route nationale qui borde les chantiers. Punition masochiste ? Une jeune fille dessine les grues dans la cour d’un entrepôt. Quelques asiatiques s’arrêtent au niveau des grillages, ils ne vont pas plus loin. Ils prennent leurs photos et s’arrêtent, comme si c’était dangereux de s’aventurer plus avant. Personne d’autre : la foule est restée au centre de la ville allemande entre les stands de saucisses et les vendeurs de bracelets d’ambre.

Évidemment, les chantiers navals et les quelques terrains industriels qui s’étendent encore alentour sont le sanctuaire, la cathédrale de Solidarnosc. Un mémorial monumental aux façades d’acier est d’ailleurs en construction à côté de l’ancienne entrée principale des chantiers. C’est une bonne chose car on ne peut pas dire que le visiteur croule sous les explications lorsqu’il se promène dans ces lieux qui sont pourtant chargés d’histoire. Mis à part l’échoppe qui vend des posters de Lech Walesa et des mugs aux couleurs du syndicat, seuls quelques panneaux dans la cour racontent les événements des années 70 et 80 et rappellent que finalement les demandes initiales des ouvriers étaient très peu politiques : ils réclamaient d’abord le paiement de leurs vacances et protestaient contre le prix exorbitant des légumes. On ne fait décidément pas la révolution pour des idées, mais pour du pain. Ce n’est pas Louis XVI qui dira le contraire.

Ravi de cette visite parmi la boue, les vieilles briques et la ferraille qui ont brisé le communisme, je me décide en fin d’après-midi à regagner le centre de Gdansk. Ne serait-ce que pour dîner décemment, avant une seconde journée de visite que je destine à d’autres spécialités polonaises, à savoir les bondieuseries.

Pierogis et sernik

Un plat de délicieux pierogis lituaniens aux champignons, huit heures de sommeil, un café latte et un sernik plus tard, ma tournée des églises peut commencer. Mais avant de vous la raconter, je dois revenir sur le drôle de mot que je viens de prononcer : “sernik”. Littéralement “petit fromage” ; c’est-à-dire… un cheesecake. Ok, on en mange dans le monde entier des cheesecakes aujourd’hui non ? Sauf que manger un sernik, c’est revenir aux origines-mêmes du cheesecake, c’est s’offrir une expérience primordiale, originelle, une redécouverte de ce qui est historiquement une spécialité d’Europe centrale. Évacuons tout de suite les considérations nationalistes : les Polonais vous diront que le cheesecake est polonais, les Juifs que c’est un gâteau yiddish et les Autrichiens qu’il a été inventé à Vienne ou peut-être en Galicie, à l’époque où cette région était autrichienne. Je ne prendrai pas parti dans cette controverse et m’en tiendrai aux faits : le sernik, c’est la recette originale du cheesecake avant qu’elle ne soit adaptée, remaniée par les émigrés polonais, juifs et autrichiens (notez ma prudence) à New York, puis marketée, réexportée et encore adaptée en Europe ces dernières années. Les principale variantes : le sernik est plus ferme (on n’utilisait évidemment pas de Philadelphia en Pologne au XVIIIe siècle, mais une sorte de cottage cheese épais), son goût plus simple (celui du fromage frais, pas d’arôme de vanille, ni de citron, ni de coulis) et son socle est un fond de pâte brisée tout ce qu’il y a de plus classique et non un conglomérat de brisures de spéculoos à l’écœurant goût de cannelle. Bref. Si vous en avez l’occasion, goûtez le sernik. C’est bon.

Frais, dispos et repu, je peux donc me rendre à la cathédrale Oliwa, dont les fresques intérieures passent pour être magnifiques. Il paraît aussi - après relecture attentive de mon guide de voyage - que c’est un haut lieu de la spiritualité cachoube. Enfin une cachouberie ! Une armée de bus est garée devant la cathédrale qui se trouve un peu à l’écart du centre-ville : il a beau être 10 heures du matin, il y a déjà foule à Oliwa. Il est parfaitement exact que les fresques qui font la réputation du lieu sont à la fois nombreuses et très belles : je laisse aux historiens de l’art et à Wikipedia l’honneur de les présenter et de les décrire infiniment mieux que ce que mes vagues notions d’art sacré m’autorise. Ce que je me permettrais de dire malgré tout c’est que l’orgue monumentale qui se trouve juste au-dessus de la porte principale de la cathédrale est proprement impressionnante et vraiment magnifique. Les petits angelots qui battent la cadence avec leurs cymbales sont bien sûr kitsch à en pleurer, mais finalement plutôt raccord avec la musique jouée pour divertir les touristes installés sous la nef. J’ai eu droit - mais peut-être que je n’ai pas eu de chance - à Céline Dion et Joe Dassin (il faut savoir qu’Aux Champs-Élysées est un tube absolu en Pologne) en prélude à un Ave Maria sirupeux.

Combien de chérubins à pipeau et clochettes
comptez-vous sur cet orgue à la sobriété biblique ?

Tout ceci n’est bien sûr qu’un prétexte pour me moquer de la bigoterie des Polonais et notamment de la dévotion qu’ils portent à Karol Józef Wojtyła, c’est-à-dire au pape Jean-Paul II. Grand homme évidemment, mais auquel on voue en effet un culte quasi stalinien aux quatre coins de la Pologne. Jean-Paul II est partout et sous toutes les formes imaginables : statues, portraits, bas-reliefs, goodies et gadgets les plus improbables, des couverts à salade au vide-poche. Si vous avez la chance de visiter la Pologne, je vous propose de jouer à un petit jeu. Cherchez donc dans n’importe quel lieu public un portrait de Jean-Paul II. Normalement, si vous ne trouvez pas, c’est que vous avez mal regardé. Recommencez. Si au bout de 5 minutes supplémentaires, vous n’avez toujours pas identifié une quelconque représentation papale, envoyez-moi l’adresse du lieu en question. J’irai vérifier moi-même.

En Pologne, Jean-Paul II est partout. Même dans les bars.

Acte III : Gdynia, le chantier permanent

A Gdynia (la 3e ville de la Tricité), il y a (aussi) des chantiers navals et un grand port. On peut questionner de façon très légitime l’intérêt de les avoir construits à peine 10 km au nord de ceux de Gdansk. Beaucoup de choses sont illogiques en Pologne, mais contrairement aux apparences la fondation très récente de Gdynia n’est pas absurde. Vous vous souvenez de la cité-libre de Dantzig, créée juste après la première Guerre Mondiale et dont nous parlions tout à l’heure ? Dans cette cité-libre, il y avait majoritairement des Allemands, qui n’étaient pas forcément très coopératifs avec les Polonais surtout quand il s’agissait de mettre à leur disposition leurs infrastructures portuaires… dont le jeune Etat polonais avait désespérément besoin pour s’approvisionner, notamment durant la guerre de 1920–1921 contre les Russes. Les Polonais ont donc décidé de créer un port moderne sur leur territoire… c’est comme ça que Gdynia est née.

Comme les Polonais n’ont pas beaucoup de chance, les choses ne se sont pas tout à fait passées comme prévu : les travaux avancèrent jusqu’à faire de Gdynia le principal port de la Baltique en… 1938. Vous connaissez la suite : la Seconde Guerre mondiale, les Allemands qui annexent la ville sous le nom au charme tout germanique de Gotenhafen, puis les bombardements, la destruction pendant l’avancée de l’Armée rouge. Et la reconstruction à l’époque du socialisme triomphant. Un condensé d’histoire qui a fait de Gdynia un chantier permanent depuis 90 ans.

Grues. Immeubles en construction. Échafaudages. Et bien sûr un voilier.
Bienvenue à Gdynia

Tout est en (re)construction à Gdynia. Mais il ne faut pas s’imaginer qu’un chantier est forcément quelque chose de glauque et de triste. Au contraire, Gdynia est une ville sympathique et agréable. Suffit de s’habituer à la présence des grues en arrière-plan perpétuel et à l’idée que n’importe quelle rue peut être bloquée par une palissade de chantier. Une bonne raison de se déplacer en taxi ; les chauffeurs maîtrisant très bien le labyrinthe mouvant qui entoure le port. Pourquoi une ville sympathique ? D’abord parce qu’au sud de la ville, le quartier d’Orlowo, qui touche le nord de Sopot (vous me suivez ?) offre quelques plages paisibles et un cadre de baignade très sympathique au pied d’une falaise assez élevée (on me parle de 50 mètres de hauteur) qui, lorsqu’on arrive de Gdynia, cache sous des airs bucoliques le reste de la ville. Pour le dire autrement, c’est sans doute l’un des seuls points de vue qui vous épargnera grues, échafaudages et autres engins de BTP. Dans ce coin, le long de la Promenada Królowej Marysieńki et de la (petite, quand on a vu celle de Sopot) jetée w Orlowie flotte une atmosphère bucolique, un peu surannée, mais fichtrement reposante.

Le frisson de l’aventure dans les ruines de l’ancien monde socialiste

Évidemment, les choses ne pouvaient être aussi simples et on trouve aussi à Orlowo, à 200 mètres de la plage gentillette et des restaurants où les familles savourent leur poisson pané un temple trash improbable : un ancien hôtel abandonné, entièrement livré aux squatteurs, vandales et autres drogués du coin. Je vous déconseille la visite du lieu en sandalettes. L’hôtel, à son heure de gloire, devait s’appeler Zdrowie-Dom Profilaktyczno-Wypoczynkowy et depuis la plage, il est impossible de manquer ce merveilleux établissement. J’avais vu de vastes hôtels de ce genre, plantés dans des lieux magnifiques en bord de mer, et complètement laissés à l’abandon en Croatie, au sud de Dubrovnik. Les grands ensembles croates avaient en plus reçu quelques obus pendant la guerre, ce qui renforçait le côté fantomatique de leurs grandes carcasses de béton, mais mis à part un peu de propagande pour un général du cru recherché pour crimes de guerre et dont le nom et le portait était taggués à peu près partout, la décoration des lieux était un peu décevante. Sans compter l’isolement de ces bâtiments, qui se trouvaient à l’écart, à plusieurs kilomètres de la ville. Ici, au contraire, les taggueurs ont eu la main lourde et l’hôtel se trouve comme je le disais très près d’une zone de vie tout à fait civilisée. En montant au dernier étage, après avoir survécu au verre brisé et aux escaliers aux marches manquantes, on découvre une vue magnifique sur toute la baie jusqu’à Gdansk. Et le frisson de l’aventure dans des ruines de l’ancien monde socialiste.

Voilà pour la petite note exotique de mon séjour à Gdynia. Passons au folklorique à présent. Le port, les voiliers, les chantiers navals parfaitement sinistres mais tout de même moins impressionnants que ceux de Gdansk, le square (en polonais, ça s’écrit skwer) Kosciusko, longue promenade rectiligne avec la mer en point de fuite, comme je m’imagine que toute ville de vacances doit en posséder une, la marina, l’aquarium… Deux bâtiments dominent l’ensemble : les Sea Towers (c’est le building en construction que vous pouvez admirer sur la première photo de Gdynia qui se trouve ci-dessus) et la Croix de Kamienna Gora, l’une des collines de la ville. Voilà, c’est fait.

Soyez patriotes, mangez des pommes !

Mais l’essentiel de mes derniers jours de vacances à Gdynia est dominé par la crise ukrainienne et ses conséquences d’abord assez cocasses et amusantes au quotidien. Par exemple, les Russes ayant décidé un embargo contre certains produits européens, les Polonais se retrouvent particulièrement embêtés puisqu’ils exportent d’importantes quantités de fruits en Russie. Résultat : le gouvernement invite les Polonais à consommer davantage de pommes et leur suggère différentes manières de le faire, avec pour conséquence par exemple une hausse significative de la consommation de cidre dans le pays en quelques semaines. A l’issue de ses interventions, le président polonais se plaît aussi à se faire photographier en train de croquer une grosse Gala rouge et juteuse. Initiative reprise par le personnel diplomatique polonais un peu partout dans le monde… et jusque à l’accueil des hôtels qui propose des corbeilles de pommes pour leurs clients. L’aspect moins amusant, c’est le rappel des réservistes et les crises d’hystérie anti-russes (tout à fait compréhensibles au demeurant) qui renvoient aux pires heures de la guerre froide. C’est dans ce contexte que s’achève mon séjour en Poméranie et avec lui le soulagement de me dire que je l’ai peut-être échappé de peu à une nouvelle guerre russo-polonaise.

C’est en tout cas la plaisanterie que je tente dans le taxi qui me ramène à l’aéroport. On ne parle plus de Rihanna, mais des Russes. Et au fond, cela ne fait pas vraiment rire le chauffeur.

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