Le jour du 11 septembre et le testament de Lénine

Matthieu Lebeau
12 min readJan 26, 2019

Septembre 2001. L’histoire s’époumone. D’un coup de sifflet terrible, elle sonne une fin de partie à peine en retard sur celle du millénaire. Tout vibre, tout chancelle, puis tout s’écroule. Mais quand la bille d’acier cesse de rouler et que le silence retombe, le plus étonnant, c’est que la suite est déjà là : les vingt années à venir sont écrites, même si personne ne sait les lire dans la poussière et les décombres sidérés du monde ancien. Le mardi 11 septembre, je suis à Prague, j’ai la gueule de bois, un texte à la démesure tragique des événements dans ma valise et un frère aîné en voyage à New York. En ce jour gris et métallique, tout est en place pour que ma vie se retourne comme un sac, humblement aspirée par une révolution aussi inéluctable et aveugle que celle qui s’empare du monde.

C’est une soirée où l’été donne la main à l’automne. Quand les derniers souffles océaniques se brisent au cœur de l’Europe, certains disent que l’air est encore doux, alors que d’autres le trouvent déjà très frais. Tout est une question de point de vue. Mais la pièce ne reste jamais longtemps sur la tranche : soit le soleil revient franchement et Prague s’offre un splendide été indien jusqu’en octobre, soit il abandonne la ville à la boue, à la brume, puis aux grandes offensives sibériennes pour ne reparaître qu’à la fin de l’hiver, chaud comme le pain, ingénu comme l’enfance.

Mon 10 septembre hésite encore lui aussi, il s’étale à n’en plus finir d’une rive à l’autre de la Vltava, des brasseries populaires recroquevillées dans la chaleur bienveillante des sous-sols de Smichov, qui débitent une bière amère, à la mousse ténue, miraculeusement accompagnée de saucisses et de fromages trempés d’huile fatiguée, aux bars étudiants poisseux de la Vieille-Ville où l’on braille dans toutes les langues en buvant n’importe quoi avec de la vodka dedans. Mes souvenirs s’écrasent à raz de terre : je me rappelle les pavés humides, les planchers collants, le dessous des tables. Quand on est très saoul, on baisse la tête. Et on ne raconte que des choses bêtement vraies à ses amis. Oui, « j’arrête » la philosophie. Non, je n’enseignerai pas. Oui, je pars étudier « autre chose » à Lyon.

Si la cuite que je m’assène est d’abord un adieu très respectueux aux bancs de la Sorbonne et au cursus académique tout tracé qui m’attendait, cette révérence s’inspire aussi des coutumes locales, des outrances spectaculaires de l’âme slave et de la démesure des vastes plaines qui courent de l’Elbe au Pacifique. Je m’endors vaniteux, perché avec Gagarine, Havel et Kundera. Je me réveille cassé comme Ivan Denissovitch et Joseph K. C’est le matin du 11 septembre. Dring dring !

Un Smic en schnitzels de porc

Je brûle, je gèle. J’ai la bouche sèche et pâteuse comme si j’avais mangé du sable. Mon crâne est une migraine plus froide que l’Oural, plus barbelée que le goulag. Quelques pas me font du bien, plusieurs verres d’eau aussi. Mes trois comparses émergent en regardant vaguement des clips dont les couleurs cathodiques et baveuses font plisser les yeux.

Nous sommes arrivés quelques jours plus tôt en voiture, comme des gueux. Le coffre bourré raz la gueule, des sacs de couchage jetés sur la plage arrière. En 2001, les compagnies aériennes low cost frissonnent à peine et la République tchèque n’a pas encore rejoint l’Union Européenne. Le voyage est une expérience, il prend du temps. Il faut un passeport. Il y a des frontières. On entre en Bohême par le poste de Plzen, en plein pays sudète, comme les Allemands en 1938 et les Américains en 1945. Le plus souvent au petit matin après avoir poireauté derrière des poids-lourds ukrainiens. A l’époque, ça m’agaçait. Aujourd’hui, ce sont les heures de fausse attente dans les aéroports, trompées à coup de Starbucks, de sandwichs mous et de duty free qui m’affolent.

On se douche, on s’habille, on sort. On marche un peu. Il ne fait pas très beau, un crachin désagréable se met à tomber. Je suis concentré sur la migraine qui me travaille et sur le sac de boue qu’on m’a greffé dans le ventre. Mais je me revois quand même gravir les pentes toutes proches de la colline de Petrin, depuis laquelle Prague dévoile sa splendeur magique. Les façades pastel, les toits et les flèches dorées, le faisceau de tours et de tourelles de Notre-Dame-de-Tyn illuminent une ville encore peuplée d’immeubles gris et d’ombres socialistes. Il ne reste aujourd’hui que ce qui est beau et ces contrastes merveilleux ont vécu. Comme a disparu le petit restaurant du quartier d’Ujezd où nous déjeunons rapidement et où au fil des années j’ai du dépenser un smic en schnitzels — ici on dit řízek — de porc, servis sur des assiettes trop grandes, encombrées de façon spectaculaire de quartiers d’orange, de poivrons émincés, de cornichons, de cerises confites, de rondelles de tomates tristes et parfois même de fleurs saupoudrées de paprika ou de curry fluorescent. Sans savoir si cette quincaillerie kitsch était tout à fait comestible, ni si je commettais une faute de savoir-vivre, il m’est arrivé plus d’une fois de picorer certaines de ces merveilles. Des années plus tard, c’est-à-dire très récemment, mon épouse polonaise m’a finalement éclairé avec un haussement d’épaule résigné. « Tu es vraiment un Français ! Vous, vous avez mille recettes différentes. Nous on en a cinq, toutes avec de la viande, des patates et du chou. Il faut bien que la cuisinière donne l’impression de changer quelque chose : elle fait ce qu’elle peut dans un coin de l’assiette avec ce qu’elle a sous la main. Moins ça a de rapport avec le plat, et plus c’est réussi. »

Je mange à peine, mais je commande trois Cocas. A la sortie du restaurant, un consensus mou se dégage pour prolonger la balade jusqu’à la colline du château. Ce n’est pas très loin : une petite marche, un peu d’air frais avant d’aller jouer au billard ou de rentrer faire la sieste. On discute.

Tu es sûr que tu veux partir à Lyon ? Arrêter la philo ? Tu laisses tomber l’enseignement ? Tu ne veux vraiment pas être prof ? Tu vas faire quoi ?

Il doit être 15 heures environ, il se met à pleuvoir franchement sur ma gueule de bois et quand je passe en K-Way devant l’ambassade américaine, la police a bouclé la rue. Les agents portent des gilets pare-balles et inspectent le châssis des voitures garées à proximité à l’aide de miroirs fichés au bout de longues gaules. Exactement comme dans les films. Ca nous fait rire. A New York, une tour est déjà en feu, mais comment le savoir dans ce monde sans smartphone, sans Twitter, sans roaming, ni 4G ? On nous demande de circuler. Nous glissons à des années lumière de l’événement, dans une dimension hors du flux que le XXIe siècle abolira bientôt, comme les vestiges gris de l’architecture socialiste, les postes frontières et le decorum des assiettes des restaurants populaires.

Missiles sur New York

La suite de cette promenade au fil des rues très charmantes de Mala Strana se confond dans le souvenir de dizaines d’autres. En revanche, j’entends encore nettement la sonnerie du téléphone qui se met à brailler quelques minutes après notre retour. Démultipliés par l’écho des couloirs vides, ce sont mille coups de sifflet impérieux qui nous débusquent partout, dans le moindre recoin du vaste appartement où nous logeons. Nous tardons à décrocher, nous espérons que le correspondant va se lasser, qu’il nous oubliera.

Finalement, l’ami qui nous accueille attrape le combiné. Il palabre un moment. C’est sa tante pragoise : elle parle mal anglais, il comprend à peine mieux le tchèque.

- Il y a eu des attentats aux Etats-Unis. Les Twin Towers sont en feu. Des missiles sont tombés sur New York, lâche-t-il d’une voix blanche, avant de préciser : bon, pour les missiles, je ne suis pas vraiment sûr du mot, c’est peut-être autre chose.

Nous nous jetons sur la télévision. L’événement explose comme une grenade dans le salon où nous sommes vautrés. Avec trois heures de retard sur l’Histoire et le seul concours d’une chaîne tchèque que nous scrutons sur un écran cathodique plus bombé que l’œil d’un presbyte, nous ne comprenons rien. Il aura suffi de bien peu pour faire de nous une tribu isolée, quatre Sentinelles fascinées par le supertanker échoué sur les plages de leur île paléolithique. Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qui se passe ? Nos théories fusent. Certaines sont rationnelles, la plupart ne tiennent pas debout. Aucune n’arrive à la cheville de la réalité que révèlent enfin les images des avions frappant les tours.

Tout le monde se tait. Mon ami franco-tchèque finit par briser le silence.

- Merde, mon frère est en Californie.

Bref moment de désarroi. Il n’a pas l’air de se passer grand-chose sur la Côte Ouest, mais en Californie la journée commence à peine. Il faut appeler la France. Les parents confirment, tout va bien. Ils ont parlé au frère, d’ailleurs — décalage horaire oblige — ils lui ont non seulement appris ce qui se passait de l’autre côté du pays, mais ils l’ont aussi réveillé dans sa chambre d’hôtel de San Francisco.

Les idées cheminent lentement dans mon cerveau saturé d’informations et d’émotions. Puis en une seconde, toutes les lumières s’allument et mon crâne se met à pulser. C’est rouge et urgent. La migraine redouble.

- On est quel jour précisément ?

- Le 11 septembre, répond un des copains après avoir regardé sa montre.

- Le mien aussi. Je veux dire… Mon frère aussi. Il est à New York.

La tribu se tourne vers moi. Les visages sont vides.

- Mais, tu es sûr ?

Oui, je suis certain. Il est parti la veille de notre départ pour Prague. Et je crois qu’il doit rentrer le 12 ou peut-être le 13. Il est à New York pour le business, le genre de séjour à durée imprévisible, qui ne compte pas nécessairement trois jours comme un week-end ou sept comme une semaine de vacances.

A la colonie pénitentiaire

Je n’ai pas de portable - on est en 2001, mais je tente de joindre mon frère sur le sien. Messagerie. J’essaie sur son fixe qui sonne dans le vide. Je n’appelle pas mes parents pour ne pas les inquiéter. Bon, les GSM, comme on dit souvent à l’époque, ne passent pas toujours très bien. Mes potes chuchotent entre eux. Je lève les yeux sur l’écran : je ne comprends rien aux textes qui défilent dans tous les sens, ni à ce que racontent les présentateurs. Mais il suffit de voir leurs traits tendus et sévères, où se lit aussi une pointe d’excitation, pour comprendre qu’il s’est passé quelque chose d’autre. Je n’ai pas besoin de demander. Un autre avion est tombé. L’un de nous lâche, la mâchoire serrée :

- C’est l’heure de dîner. Allez, on sort.

Retour au resto de quartier. J’avale un peu de porc pané et quelques gorgées de bière.

Tu es sûr que tu veux partir à Lyon ? Arrêter la philo ? Tu laisses tomber l’enseignement ? Tu ne veux vraiment pas être prof ?

Les mêmes questions tournent en boucle, on joue un peu la comédie : eux font semblant de m’occuper l’esprit, et je fais semblant de les écouter. Après le dîner, on sort prendre un verre. Toute la ville bruisse des mots du 11 septembre. Attack. Attentat. Twin Towers. New York. Plane. Letadlo (c’est comme ça qu’on dit avion en tchèque). Samoliot (c’est comme ça qu’on dit avion en russe). Ben Laden. Ca, ça se dit pareil dans toutes les langues. Au passage, je tente de nouveau ma chance depuis une cabine publique, mais mes appels tombent dans le vide.

Contrairement à la veille, la soirée ne dure pas. Nous rentrons tôt. Je suis groggy, inquiet, tendu : ces dernières heures sont posées en équilibre précaire comme des baguettes de Mikado.

Je me glisse dans mon sac de couchage. J’ai beau être épuisé, je n’ai pas envie de dormir. Je tourne un peu. Je m’oblige à fermer les yeux. Je transpire. J’abdique. Je me relève et fouille ma valise d’étudiant. Calés derrière un T-shirt fatigué, il y a deux livres. Le premier est un ouvrage d’à peine deux cent pages, presque une plaquette : La Colonie Pénitentiaire de Kafka. Je finirai par le lire l’année suivante, planqué derrière le guichet de la SNCF où je m’acquitte de mon dernier job étudiant. Kafka : Prague. C’est avec beaucoup de prétention que je me suis senti obligé de choisir ce titre, d’autant qu’à l’époque je ne connais que la Métamorphose, qui est finalement une œuvre misérable en regard des grands romans de Kafka ou de la seule Lettre au père, et le début du Procès, dont l’étrangeté me désarçonne.

Ma main hésite sur la couverture grise du texte le plus prophétique de l’écrivain pragois, sur ses fulgurances acérées, phtisiques et décharnées et, en cette nuit du 11 septembre 2001, elle s’arrête sur un second volume bien plus épais, lourd d’un poids qui me rassure aussitôt. C’est un recueil de textes de Marx et de ses épigones. 505 pages. Un demi-kilo de matérialisme dialectique qu’un ami m’a restitué avec une grimace juste avant mon départ et que j’ai fourré faute de mieux dans mon sac de voyage. Le genre de livre qu’on étudie crayon à la main au rythme de deux pages à l’heure ou qu’on feuillette à la vitesse du son, en grappillant quelques phrases, idées et sentences forcément déjà croisées dans une vie ou dans une autre. C’est exactement ce qu’il me faut, car je n’ai ni l’envie, ni l’énergie de lire.

Page 349

J’ouvre l’ouvrage au hasard, et mon pouce fait défiler les pages et les noms. Marx. Engels. Lénine. Zinoviev. Rosa Luxembourg. Kautsky - qu’est-ce qu’il est rabat-joie Kautsky ! Trotski - qu’est-ce qu’il est grisâtre Kautsky à côté de Trotski. Boukharine. Staline. Gramsci. Khroutchev. Terminus : mon œil s’arrête page 349 sur le texte du testament de Lénine, rédigé en 1923–1924, révélé en 1956 par le camarade Khroutchev justement . La nuit est bien avancée. J’approche la lampe de chevet poussiéreuse des quelques phrases dictées par le chef bolchevik peu avant sa mort. L’ampoule réchauffe la main qui tient le livre, l’autre est dans mon sac de couchage. Il fait plus froid que la veille.

Si Lénine s’est trompé sur à peu près tout - d’ailleurs cette anthologie est une sombre collection de prophéties ratées écrites par des hommes persuadés d’avoir compris les lois intimes de l’Histoire et auxquels l’Histoire a tourné le dos en ricanant - et que le monde dont il annonçait la venue triomphale et inéluctable n’est plus qu’un fossile mort-né, il fait preuve d’une clairvoyance stupéfiante alors qu’il est lui-même agonisant et à moitié paralysé, et qu’il jette ces sentences lapidaires.

« Staline est trop brutal et ce défaut devient intolérable dans les fonction de secrétaire général. C’est pourquoi je propose de nommer à sa place un homme plus patient, plus loyal, plus poli et plus attentionné envers ses camarades. Pour prévenir une scission du point de vue des rapports entre Staline et Trotsky, ce n’est pas une bagatelle, à moins que ce ne soit une bagatelle pouvant acquérir une signification décisive. »

Une bagatelle qui se règlera à coup de piolet et engagera un demi-siècle d’histoire, celle de l’Union soviétique et celle du monde, jusqu’à la chute du socialisme. Les années 30, la Seconde Guerre mondiale, la Guerre Froide. Elles sont là, vibrant dans la parole flageolante d’un révolutionnaire exténué et malade. Est-ce que je me dis alors « Mais tout est là pour nous aussi, la bagatelle entre Bush et Ben Laden va faire basculer le monde » ? Bien sûr que non. Twin towers. Al Qaida. Afghanistan. Irak. Libye. Syrie. Daech. Charlie Hebdo. Bataclan. Cette sombre liste, je l’égrène avec vous aujourd’hui, prophète au passé antérieur.

Je finis quand même par m’endormir sur mon Lénine, la tête lourde, l’esprit confus et inquiet. Je me réveille tôt, en vrac comme la veille. Il va falloir que je m’habitue au malaise, à ce drôle de goût dans la bouche : ils reviendront trop souvent dans les années à venir. Ritournelle sinistre des lendemains amers. Emmitouflé dans mon duvet comme une chenille, je saisis le téléphone. Comme mon frère ne décroche toujours pas, je décide enfin d’appeler mes parents. C’est ma mère qui répond, tellement angoissée que le combiné transpire son stress.

- Qu’est-ce qui t’arrive ? Il y a un attentat aussi à Prague ?

Je lui réponds que tout va bien, et que je voudrais avoir des nouvelles de mon aîné. Je parle à voix basse pour ne pas réveiller mes comparses qui dorment encore.

- Ah oui. Mais dis donc, je ne t’entends pas bien. C’est parce que tu es loin c’est ça ? Il est rentré hier soir. Tu ne lui as pas parlé ? Il a eu de la chance, à quelques heures près, il restait bloqué en Amérique. Tu sais que son hôtel était à Manhattan ?

Effectivement maman, il a eu de la chance. Le 11 septembre n’avait rien à faire dans ma vie, et il en sort un peu. Mais juste un peu, car pour moi aussi tout est là. Dans ces quelques jours passés à Prague autour du 11 septembre, il y a la suite de ma vie, un concentré qui attend l’eau que j’y verserai pour qu’elle coule, qu’elle trouve son lit et son nouveau cours. En septembre 2001, je renonce à enseigner, je renie en douceur la vocation qui me suit depuis que j’ai l’âge de m’en donner une et de m’en souvenir. En septembre 2001, je plonge dans l’instant, dans les prémices de la culture de l’immédiat, du toujours déjà maintenant et de l’hyperinformation dont les vagues ne cesseront de grossir, gonflées par la marée continue du digital et d’Internet. Ce flux m’a fait grandir. Il me fait vivre encore aujourd’hui. Et surtout, en septembre 2001, je finis de tomber amoureux de l’Europe de l’Est et du monde slave, qui me donneront mon épouse et mon fils. Mon post-scriptum personnel au testament de Lénine.

--

--

Matthieu Lebeau

Passionate about writing & storytelling, books, gaming, history, indie rock, books and Eastern Europe.