Le jour où je n’ai pas vu Nirvana en concert
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Le 14 février 1994, Nirvana joue au Zénith de Paris. Un concert grisâtre et formaté, secoué par quelques orages que le groupe à moitié chloroformé fait encore éclater parfois sur scène : un immense Drain You en début de set, un Where did you sleep last night? pas encore iconique pour le conclure. Ce n’est pas la meilleure période pour voir Nirvana live. Les apocalypses de 1989–1990, les apothéoses de Reading 1992 ou du MTV Unplugged 1993 sont déjà loin. Mais c’est le seul concert de Nirvana auquel j’aurais pu assister. Merde. Et j’ai refusé. Deux fois. Merde. Merde.
A la rentrée 1993, j’ai 15 ans, j’habite en région parisienne. Je joue encore au jeu de rôle, j’ai des boutons et un Walkman plus épais que mon cahier de textes. Le Zénith de Nirvana, c’est Julien qui m’en parle le premier, devant les vieux préfabriqués où on nous enseigne l’histoire-géo, qui sentent la frite les jours où il y en a à la cantine et l’humidité le reste de l’année. On attend la prof, on a cinq minutes devant nous. On jette nos sacs par terre avec un immense dédain adolescent, et Julien embraie sur le sujet. Il a déjà sa place, il y va. C’est génial. Il est fier et il lui faut des témoins. Je ne me fais aucune illusion : je ne suis sûrement pas le seul à qui il propose de l’accompagner. D’ailleurs, on s’entendait bien sans être vraiment super potes et on n’avait jamais parlé de Nirvana. Il est dans l’émotion, un peu dans la frime et ne s’attend pas du tout à mon refus outré et instantané. Quoi Nirvana ? Non, ce n’est pas possible. Inconcevable. Scandaleux. Sans moi. Merci. Pour faire bonne mesure, je lui confirme mon refus une heure plus tard, après le cours. Les choses sont claires et nettes. Je ne mettrai pas les pieds à un concert de Nirvana. Je suis sidéré. Vous aussi sans doute : qu’est-ce que c’est que cet article où je vous explique regretter vingt ans plus tard de ne pas être allé au concert d’un groupe que je déteste ?
Patience, l’adolescence rend toute chose infiniment complexe et déteste les chemins trop simples. Parfois avec beaucoup de bêtise. Smells like teen spirit.
Une éternité de 8 minutes
Avant de parler de moi, reparlons un peu de Julien. A l’époque, comme à peu près tout le monde mais pas moi, Julien a le cheveu long. Il porte des chemises à carreaux ouvertes sur un T-shirt troué et des Converse. Comme Kurt Cobain. La dernière fois que j’ai vu Julien, peu après le bac, il avait le cheveu long, une chemise à carreaux, un jean troué et des Converse. Entre temps, Julien est allé au concert du Zénith. Il en a gardé un souvenir confus, surtout marqué par le dernier rappel. Il avait l’impression d’avoir attendu une éternité, qui a en fait duré à peine 8 minutes (j’ai le bootleg : je connais le set, l’ambiance, le son, le timing du concert), pour que Kurt Cobain revienne seul avec sa guitare exécuter Polly. Faux, c’est Where did you sleep last night? qui clôt le concert parisien. A la décharge de Julien, la reprise de Leadbelly est peu connue à l’époque. Le MTV Unplugged n’est pas sorti, et la version originale n’a pas encore servi de bande-son à une pub pour des barres chocolatées.
Parlons maintenant de mon second reniement anticipé, et de l’autre sbire du lycée qui me propose à son tour d’aller au concert. Christophe m’a parlé après Julien. Le reste est flou. Peut-être qu’on attendait le bus. Peut-être qu’on mangeait des frites à la cantine. Même Christophe n’est plus très clair : il était plus grand que moi, il avait redoublé sa seconde. Sinon, il avait le cheveu long, il portait des chemises à carreaux, des jeans troués et des Converse. Et j’ai bien sûr dit non à sa proposition. De façon tout aussi catégorique et définitive. By the way, Christophe n’est pas allé au concert. Pas à cause de moi, mais parce que l’animal n’a pas réussi à avoir de place.
Alors, pourquoi j’ai craché à la gueule de Christophe comme à celle de Julien ? Parce que je n’osais pas demander à ma mère de me laisser aller à Paris, le soir, voir un concert de gars chevelus. Mais surtout parce que j’étais snob et hypocrite. Nous sommes au début des années 90 : le monde entier et particulièrement les cours de lycée sont peuplées de Christophe et de Julien, c’est-à-dire de clones de Kurt Cobain. Tout le monde adore Nirvana, des fans de Metallica aux attardés des années 80 qui écoutent encore de la pop synthétique. Moi, ça m’emmerde de me joindre à la masse chevelue et consensuelle des adorateurs du dieu Kurt. Je suis con.
J’ai du Nirvana dans mon gros Walkman
Et je dissimule un terrible secret : un titre de Nirvana m’émulsionne déjà la tête et je me cache pour l’écouter sur mon gros Walkman à pile et à cassette. Lithium. A la première écoute, j’ai l’impression de recevoir un seau d’eau glacée à la gueule, et surtout d’aimer ça. Mon logiciel bugge. Plus rien ne sera comme avant : j’aime une chanson avec des grosses guitares saturées et un refrain composé du seul mot « Yeah » beuglé en boucle. C’est rude, c’est sale et j’adore ça. Il faut que je m’y fasse. Pendant ce temps, il y a ce concert auquel je ne vais pas. Il y a le suicide de Kurt Cobain et un nouveau raz-de-marée Nirvana à la radio et dans les cœurs adolescents. Me voilà conforté dans ma position : allez bande de cons, vénérez votre Kurt en vous déguisant comme lui et en jouant Come as you are sur une guitare qui ne tient pas l’accordage dans la cour du lycée. Bref, comme tout le monde aime encore plus Nirvana, je fais semblant d’aimer encore moins. Et j’écoute Lithium le soir sous la couette.
Et puis tout s’accélère. Il y a la sortie du Unplugged in New York, qui me fait découvrir un Nirvana plus respectable à mes oreilles. Et surtout la découverte d’une cassette qui traîne à la maison. A l’époque la musique est rare, il n’y a pas Internet. Quand on a un nouveau CD ou une nouvelle cassette, on l’écoute religieusement. Et là, c’est une émission que mon frère a enregistrée sur France Inter, et qui embarque un long extrait d’un autre concert de Nirvana, enregistré aux Transmusicales de Rennes en 1991. Je me souviens avoir écouté cette cassette en faisant mes devoirs. Le premier titre, une immonde reprise du Baba O’Riley des Who m’exaspère. De rage, j’appuie sur avance rapide en espérant entendre Lithium, curieux de ce que la chanson donne en live. La bande magnétique s’enroule sur le plot en plastique et s’arrête sur la chanson que je vais le plus écouter les 5 années suivantes et que je passe encore parfois pendant ma seconde heure de running quand j’ai besoin de rage : Drain you. Son intro violente et sèche, son espèce de pont bizarre, ses grosses guitares crades et quand même mélodiques. Je ne vais pas vous imposer un cours sur la recette Nirvana : si vous lisez ces lignes c’est qu’à l’époque vous portiez sans doute vous aussi le cheveu long, la chemise de bûcheron et les Converse et que vous connaissez la formule bipolaire du songwriting selon Kurt Cobain. Calme/énervé. Mélodique/saturé. Despéréré/euphorique. J’étais ébahi. Retourné. Ferré à vie, avec la ferveur du converti tardif.
Garçons bouchers
Nous sommes à la fin de l’année 1994. Je vais avoir 16 ans. Tout est en place. Je sais que j’aime Nirvana et je sens que cette histoire de concert raté et de reniement anticipé va m’apprendre beaucoup de choses.
Qu’il fallait avoir le courage de demander des choses à ma mère. Du coup, quelques mois plus tard, je peux voir mon premier concert. Les Garçons Bouchers passent dans une MJC de Seine-et-Marne : c’est bordélique, joyeux et très bruyant. Je traîne des acouphènes pendant deux semaines. C’est surtout extrêmement moins chic que Nirvana pour ouvrir une vie de concerts.
Que le snobisme mène souvent à l’hypocrisie et à la frustration. Malheureusement, et malgré tous mes semblants d’efforts, je suis resté très snob surtout musicalement.
Que la vie, c’était une somme d’expériences forcément marquantes ou manquées. Et qu’il faut essayer de faire pencher la tendance du côté “marquantes”. Bon, je n’exprimais pas vraiment les choses comme ça à 16 ans : c’est venu plus tard pendant mes études de philo (décidées un peu par snobisme), et ça m’a beaucoup aidé à formuler ce genre de sentences définitives.
Que la musique, c’est organique. Que ça s’écoute avec les oreilles, pas avec le cerveau.
Et finalement que pendant ce concert de Nirvana auquel je n’ai pas assisté, ce non-événement du 14 février 1994, journée dont je ne garde foutrement aucun souvenir, c’est en fait mon adolescence qui était en train de s’achever à toute vitesse et en grand silence. L’enfance se termine quand on découvre qu’on n’est pas unique. L’adolescence quand on accepte d’être soi-même. J’étais finalement un ado comme les autres, il suffisait de le savoir pour passer à autre chose.