Paris-Fidji : le jour qui en a duré quatre

Matthieu Lebeau
9 min readSep 6, 2019

Ceci n’est pas un récit de voyage. C’est l’histoire d’une journée quadruple, pulvérisée entre les continents, atomisée dans les airs. Matin, après-midi, nuit : un grand joueur de bonneteau a tout mélangé, dynamité les séquences, les heures, pour les cacher sous les gobelets en carton qu’il remuait devant mes yeux engourdis avant chaque atterrissage. Pour la grande horloge, comme pour celle plus intime qui ronronne dans mon ventre, le temps est devenu élastique, incertain et pluriel. Entre le jeudi 27 et le dimanche 30 octobre 2009, un peu de physique quantique s’est glissé dans ma vie, au détour d’un voyage vers le Pacifique.

Automne 2009. Je pars en Nouvelle-Zélande. En commençant par les Fidji. Et en passant par Hong Kong. Ce n’est pas le plus logique, surtout pour les Fidji, mais ce sont l’inattendu et l’aventure qui fabriquent les beaux souvenirs. Je ne vous raconterai pas comme un touriste niais les merveilles de l’Ile-du-Sud, ni les soupes de pattes de poulet ou les matches de touch rugby avec les gamins fidjiens. Ceci n’est pas un récit de voyage. Le plus amusant, ce sont les 4 jours qui ont précédé tout cela. Depuis le départ de Roissy, un jeudi matin grisâtre, jusqu’à l’arrivée au notre resort fidjien, le dimanche en fin d’après-midi.

Car dans la préparation en tout point admirable de nos vacances — grand oeuvre de mon compagnon de route et ami d’enfance, ma contribution grevée par une histoire de cœur fut beaucoup plus modeste — ces 90 heures de voyage dessinent un angle mort radical. Et autant dire que tente, lampes frontales, anoraks pour les montagnes néo-zélandaises, crème solaire pour les Fidji, BO de 8 mile pour le road trip et tout le fourbis qui a trouvé sa place dans nos 56 kg de bagages cumulés ne nous seront d’aucun secours pendant nos 4 jours de transit

Playmobil euphorique, prêt pour les antipodes

Jour 1. Paris Aéroport Charles de Gaulle. Insouciants et heureux, nous nous retrouvons directement au terminal. On caquète comme des pucelles. Je suis allé chez le coiffeur la veille. J’ai de nouvelles lunettes à monture transparente dont je suis très fier. Je souris bêtement. Sur les photos, je ressemble à un Playmobil euphorique, en partance pour les antipodes. Ces quelques instants, juste avant d’embarquer, sont parfois les meilleurs des vacances les plus tristes. Ce ne sera pas le cas pour nous, bien heureusement. Mon pote a plutôt bien anticipé le premier vol ; il a peu dormi la veille pour s’écrouler dans l’avion. Ce n’est pas mon cas. Je serai la victime naïve et consentante du décalage horaire assassin des voyages d’Ouest en Est.

Le vol à destination de Hong Kong est plein, mon écran de divertissement cesse de fonctionner au bout d’une paire d’heures. Mon ami ronfle déjà doucement. Je lis, je fais semblant d’écrire, de fermer les yeux. Rien à faire, je ne dors pas une seconde. Je transpire. Je mange. J’ai froid. J’ai chaud. J’enlève mes chaussures. Je les remets. Je mange. Je réfléchis vaguement aux histoires que j’ai laissées en France et ailleurs. J’enfile les grosses chaussettes que nous a distribuées l’hôtesse. Ca y est. Nous arrivons à Hong-Kong, il est 7h30 du matin, heure locale.

Je suis étrangement frais en sortant de la carlingue. L’adrénaline gicle dans mes veines.

Propre. Moderne. Beau. S’il y avait un parc d’attractions à Gattaca, l’aéroport hongkongais lui ressemblerait sûrement. A côté de lui en tout cas, Charles de Gaulle ressemble à l’aérodrome militaire d’Addis-Adebba. Passage rapide dans les salles de bain que nous avons louées pour nous rafraîchir. La douche dont je m’asperge dans ma petite alcôve privatisée lave une mince pellicule de fatigue.

J’allume mon téléphone : j’ai un message de mon chef. Je l’appelle. Puis je me ravise : il est une heure du matin pour lui. Heureusement, il est sur messagerie.

C’est l’ami avec lequel je voyage qui a tenu à ce que nous fassions une journée d’escale à Hong-Kong. Il connaît déjà la ville. C’est beau. Je me souviens d’avoir pensé à Monaco. A Londres. Le quartier colonial. Le Victoria Peak. Une statue de cire de Jackie Chan. La torpeur qui m’exalte et m’assomme. Un tournoi de rugby à 7. Entre deux bâtiments d’affaire ultramodernes se nichent des bâtiments borgnes, un peu retrait, dévorés par des escaliers de service et des bocs de climatisation sinistre. Mais ceci n’est pas un récit de voyage.

Désolé monsieur, vous ne pouvez pas dormir dans ce parc

Nous marchons de bon cœur, avec l’enthousiasme et l’énergie du début des vacances. Je suis euphorique, comme un petit Blanc de 30 ans habité par l’illusion de partir à la découverte du monde. On mange dans la rue, je ne me souviens pas quoi. Mais ce plat merveilleux avait le goût des premières heures de liberté. Début d’après-midi. Un square. Nous nous asseyons. Trois minutes plus tard, je m’endors. La tête sur l’épaule de mon ami qui a la gentillesse de ne pas me repousser. Mais l’agent de service, lui, n’a pas cette bienveillance. Il se manifeste à coup de sifflets stridents. On n’a pas le droit de dormir dans les parcs à Hong Kong. Je suis ravi d’être tombé une fois dans ma vie sous le coup d’une législation anti-clochards. Ces 5 minutes de sommeil interrompu me laissent bien plus hagard que la journée interminable qui s’étire depuis déjà plus de 24 heures. On se lève. Il faut bouger. Retourner à l’aéroport où notre avion repart bientôt pour Auckland. Vu mon état de fatigue, j’imagine m’écrouler dans l’avion. Affaire réglée. Je fête ça à l’aéroport avec un bol de riz et une tasse de soupe aux pattes de poulet. Ni bon, ni mauvais. Mais je fais une photo. Nous sautons dans l’avion qui nous emmène en Nouvelle-Zélande. Un dernier saut de puce pour enjamber la péninsule malaise, l’Indonésie et l’Australie. 8 000 kilomètres. Rien du tout.

Il me suffit cette fois d’une trentaine de minutes pour mettre hors service mon écran de divertissements. Je progresse. Pire qu’un gamin. J’entends encore le soupir condescendant de mon compagnon de voyage. Mais peu importe, lui s’endort rapidement. Moi pas. Nous sommes partis depuis plus de 30 heures. J’ai dormi 5 minutes. Mes souvenirs sont de plus en plus cotonneux. Je me rappelle bien l’arrivée au dessus de la Nouvelle-Zélande, l’Ile du Nord, toute verte sous les nuages blancs et la mer bleue. C’est chiche.

Escale zombie à Auckland

Si nous avions choisi la voie la plus simple, cet atterrissage aurait pu être l’aboutissement de notre périple. Mais non, il s’agit seulement d’une escale sur la route des Fidji. Une étape en mode zombie à l’aéroport d’Auckland. Cette fois, il est de nouveau 14h ou peut-être un peu moins, mais on n’est plus le même jour. Nous avons réservé un motel à proximité, avec le projet fou d’une première virée dans la capitale néo-zéalandaise. On galère pour le trouver. On s’engueule un peu. La réceptionniste nous parle des super gigots qu’on peut savourer au restaurant du coin, des « super shanks ». Ca ne m’emballe pas vraiment dans l’immédiat. Je m’en mordrai les doigts.

Notre chambre est sombre, humide, avec des couvertures électriques à faire griller Jeanne d’Arc et une cabine de douche en plastique. Nous nous allongeons dans nos petits lits trop mous, qui sentent la poussière et le linge mal séché. « On se réveille à 19h pour aller dîner en ville. OK ? ». Oui, oui. Je tombe dans un trou, le sommeil m’agrippe avec ses longs doigts sombres et froids. Même à l’autre bout du monde, la fatigue m’a retrouvé.

L’alarme sonne à l’heure prévue. Mon ami se lève. Peut-être porte-t-il un caleçon, mais ce n’est pas sûr. Bruits de douche. Grincements. Eclaboussures. Il revient, me secoue. « Vas-y, on va sortir dîner ». Il y a quelque chose dans sa voix qui dit exactement le contraire des mots qu’il vient de prononcer. Mais je suis discipliné dans mon demi-sommeil. Je me lève. Je m’arrose. Je me savonne avec des petits mouvements circulaires et robotiques. La serviette que je jette sur mes épaules est rêche comme du papier de verre. Quand je regagne la chambre, un ronflement m’accueille. Je tente un vague « Tu dors encore ? », sans guère insister. Ravi de ne recevoir aucune réponse. Je me recouche aussitôt et me livre avec délice à la poigne délicieuse et froide. Prends-moi Sommeil, je suis là.

« Merde, il est une heure ! ».

Réveil aussi brutal que synchronisé. C’est notre horloge biologique de petits Français qui cliquette de concert. Et accessoirement, c’est la misère dans nos deux estomacs. Je me rappelle d’un paquet de chips glané dans le mini-bar plus bruyant qu’un Solex. Et de biscuits récupérés dans la poche de l’un des sacs à dos. Quelques gorgées de Coca, un peu d’eau du robinet. Comment appeler tout ça : un dîner ? un petit-déjeuner ? Je crois que nous nous sommes brièvement rendormis ensuite, mais de toute façon, nous devons nous lever tôt le lendemain matin. C’est déjà samedi et nous prenons l’avion pour Christchurch, sur l’Ile-du-Sud, d’où nous décollerons pour les Fidji. Je découvre cette drôle de subtilité à ce moment-là. Pourquoi ne pas partir d’Auckland ? Mon compère hausse les épaules : c’était évidemment possible. Peut-être que c’était aussi plus cher.

Il fait beau, mais frais. C’est le mois de novembre. C’est-à-dire le printemps dans l’hémisphère Sud. Cela fait un moment que mon corps a renoncé à comprendre quoi que ce soit au monde qui l’entoure. Le vol intérieur est une plaisanterie. Une heure à peine pour passer d’une île à l’autre. J’ai terriblement faim à l’arrivée. A en manger des beans dans le seul dinner ouvert à l’aéroport de Christchurch. Pas assez faim quand même pour les étaler sur un toast.

On remonte encore le temps, ou on en perd

Le dernier acte se profile, nous sommes dimanche matin, heure locale néo-zélandaise. L’avion pour les Fidji nous attend. Je m’asseoie et je m’écroule : la cabine est à moitié vide. Je me roule en boule comme un singe sur trois sièges. Une hôtesse me tend une couverture synthétique avec une petite grimace condescendante. J’y laisse un peu d’amour propre. A Hong Kong, j’aurais été proprement descendu de la carlingue.

On remonte encore le temps, ou on en perd, c’est selon. La malédiction des voyages vers l’Est. Arrivée en milieu de journée à Nadi, la capitale des Fidji. Le lieu ressemble à une gare routière posée au milieu de grands parkings écrasés par le soleil. On récupère nos sacs au bout d’un tapis fatigué et on se retrouve à la porte de l’aéroport, le nez collé à une carte de l’île.

« Ce n’est pas si petit que ça en fait, les Fidji ».

Effectivement, l’île principale mesure 60 km dans sa plus grande dimension.

« Il doit bien y avoir des bus pour aller jusqu’à notre hôtel».

Certes, mais on nous conseille vivement de prendre un taxi. Nous considérons cet avis — c’est de bonne guerre — comme un piège à touristes. Mais c’est la stricte vérité. Après quelques minutes à zoner sur les parkings, un chauffeur nous aborde. Il nous propose de nous accompagner au Pacific Harbour pour 100 $. Nous commençons évidemment par refuser. Le bougre est patient, il ne s’éloigne pas. Il sait que nous n’avons pas le choix. Et effectivement, après une quinzaine de minutes additionnelles, nous nous décidons à monter dans son van.

Il n’y a qu’une seule route sur l’ile principale des Fidji — la Queen’s road — qui fait le tour de l’île. Le bougre est sympathique. Mais il roule vite et mal. Je lui demande de ne pas se retourner pour nous parler et de garder les yeux sur la route. Une heure trente plus tard, nous arrivons enfin au Pacific Harbour. Nous sommes le dimanche 30 octobre 2009, il est 17h. L’hôtel est essentiellement fréquenté par des couples en lune de miel. On ne peut pas dire que nos sacs de trek soient vraiment dans l’ambiance. Sur mon carnet de voyage, j’écris : « Le ciel est gris et lourd ici : il s’est chargé de nuages pendant que nous étions sur la route. Et comme la nuit tombe vite, sur l’océan calme et métallique !». Une manière de dire avec une fausse plume de poète que la météo est un peu déstabilisante. Et qu’après 4 jours de vols et d’escales, 16 520 km de voyages, 10 heures de décalage horaire, j’ai un peu le sentiment de me retrouver en Bretagne. Heureusement, un crabe et une noix de coco me ramènent à la réalité. On est dimanche soir, de l’autre côté de la planète. Le périple est fini. Les vacances peuvent commencer. Ceci n’était pas un récit de voyage.

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Matthieu Lebeau

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